Chapitre 7 : Le grimoire
Alex retrouva Philippe tôt le matin, avant même d'aller au bureau. Il avait besoin de comprendre comment son ami faisait pour gérer des dizaines de nageurs, des compétitions, des parents exigeants et des budgets serrés, sans jamais avoir l'air d'être au bord du gouffre.
Ils marchaient le long du canal qui bordait la ville. Philippe aimait se rendre à la piscine à pied. Alex avait toujours eu l’impression que c’était pour faire un peu d’exercice, mais en y réfléchissant, il faisait déjà des kilomètres au bord du bassin. Il réalisa qu’ils marchaient côte à côte, chacun perdu dans ses pensées. Il brisa le silence.
— Philippe, je sors d'une semaine où j'ai touché le fond. J'ai l'impression de courir un marathon en sprintant. Je m'épuise, mais j'ai la sensation de faire du surplace. Il me manque une méthode, une stratégie. Toi, comment tu fais pour garder le cap ? Quelle est ta recette secrète ?
Philippe s'arrêta et ramassa un caillou plat. Il le lança sur l'eau. Un ricochet. Deux. Trois. Plouf.
— Une recette ? Secrète ? Il rit. Oui, peut-être, mais pas si secrète. C’est même plutôt l’inverse : tellement simple que si je te la disais, tu ne me croirais pas. Mais dis-moi, Alex, quand tu finis une journée de travail épuisante, qu'est-ce qu'il te reste ?
Alex réfléchit.
— De la fatigue. Du stress pour le lendemain. L'impression d'avoir éteint des feux.
— C'est tout ? insista Philippe.
— Ben… oui. Quoi d'autre ?
Philippe se tourna vers lui, les mains dans les poches.
— Imagine que tu es un explorateur qui traverse une jungle inconnue. Tu marches toute la journée, tu coupes des lianes, tu évites des pièges. Le soir, tu es épuisé. Si tu ne fais rien de particulier avant de dormir, que se passe-t-il le lendemain ?
— Je repars.
— Et si tu as tourné en rond sans t'en rendre compte ?
— Je ne le saurai pas.
— Exactement. Et si tu as trouvé un passage plus facile, t'en souviendras-tu dans six mois quand tu devras repasser par là ?
— Probablement pas, admit Alex.
— Alors, Alex, ma question est simple : **Sur quoi t'appuies-tu pour que ton effort d'aujourd'hui serve à ta réussite de demain **?
Alex resta silencieux. Il n'avait rien.
— Je n'ai rien, avoua-t-il.
— C'est pour ça que tu t'épuises, dit doucement Philippe. Tu recommences chaque jour à zéro. Tu es Sisyphe qui pousse son rocher. L'expérience ne s'accumule pas, elle s'évapore.
Alex était troublé. Il croyait comprendre ce que lui disait son mentor, mais n’en percevait pas encore toute la profondeur. Parce que passer toute la journée dans la jungle du bureau, ce n’est pas rien. On fait des trucs, des réunions, on gère des relations compliquées, des clients mécontents, des retards de paiements, des notes qui se perdent… Mais les faits étaient là : il s’épuisait.
Ils arrivèrent à destination. Philippe salua son ami et entra dans le complexe sportif. Alex fit demi-tour pour rejoindre le bureau. Cela faisait longtemps qu’il n’avait plus fait le chemin dans ce sens. Il se dit que ce n’était pas si loin et qu’il pourrait, quand il aurait réglé quelques problèmes de planning, se trouver un peu de temps pour aller nager sur le temps de midi.
Il reprit sa marche.
La révélation
Alex quitta Philippe avec cette problématique en tête. Il traversait le centre-ville, et les mots de son ami tournaient en boucle. « Sur quoi t'appuies-tu ? » « L'expérience s'évapore. »
Il passa devant la vitrine d'une papeterie et s'arrêta machinalement. Dans la vitrine, il y avait des agendas, des classeurs et des carnets. Son regard se posa sur un carnet bleu format Atoma, semi-rigide, semblable à ceux de Philippe. Dans son souvenir, il n’y a que la couleur qui changeait avec la saison.
Il se souvenait de ce carnet. Rares étaient ceux qui avaient osé aller y jeter un œil. Philippe avait toujours la même routine avant chaque séance : il leur lisait l’entraînement, ou il le recopiait au tableau quand c'était possible. Les nageurs l’avaient surnommé « le grimoire », probablement à cause de l’écriture de mouche de l’entraîneur qui donnait aux consignes un aspect de formules magiques.
C’est ça, se dit Alex, ce qu’il me faut, c’est des pouvoirs magiques. Il ne voyait pas en quoi c’était une bonne nouvelle, mais l'idée que la magie provienne du carnet le fit sourire. Le carnet. Et soudain, le déclic. Alex se rappela que Philippe ne faisait pas que lire son carnet. Il avait régulièrement le nez plongé dedans pour noter des choses. Il s’en servait pour ajuster les allures de nage, non pas uniquement basées sur les chronos des compétitions, mais aussi sur les performances des entraînements précédents.
Mais bien sûr. Elle est là, la magie.
Philippe ne notait pas des sorts. Il notait des faits. « Lucas, épaule basse. » « Groupe A, fatigué après 30 min. » C'était ça, le secret. Philippe n'avait pas besoin de tout garder en tête. Il déchargeait la réalité dans son carnet pour pouvoir l'analyser plus tard. Il capitalisait.
Alex entra dans la boutique. Il n'acheta pas le carnet pour y écrire une stratégie géniale qu'il n'avait pas encore. Il l'acheta pour arrêter de perdre son expérience. Il acheta une mémoire externe. Il avait l’impression de s’acheter la « pensine » de Dumbledore.
La page blanche et le cycle de reprise
Arrivé au bureau, Alex s'installa. Il ouvrit le carnet neuf. Le réflexe corporate aurait été d'écrire "OBJECTIFS Q3" ou "PLAN D'ACTION". Il faillit le faire. Son stylo resta en suspens au-dessus de la page.
Mais la voix de Philippe revint : « On ne bâtit pas sur ce qu'on voudrait. »
Si Alex était honnête, il ne savait pas où il allait. Il sortait d'un crash. Il repensa à la rentrée sportive. Que faisait Philippe en septembre ? Est-ce qu'il leur demandait de battre leur record dès le premier jour ? Jamais. Il disait toujours : "On reprend doucement. Je veux voir où vous en êtes."
C'était un cycle de reprise. Et dans un cycle de reprise, l'entraîneur ne crie pas. Il observe. Il regarde qui a pris du poids, qui a perdu sa technique, qui a le moral, qui traîne les pieds. Apprendre avant d'enseigner.
Alex comprit alors son erreur des derniers mois. Il avait essayé d'imposer un rythme de compétition à une équipe qui était en souffrance, sans même prendre le temps de regarder l'état des troupes.
Il sourit. La pression de devoir être "génial" disparut instantanément. Il n'avait pas besoin d'être un visionnaire ce matin. Il avait juste besoin d'être un observateur.
Il écrivit en haut de la première page, non pas "STRATÉGIE", mais : ÉTAT DES LIEUX – SEMAINE 1
Il se leva, prit son carnet, et alla se faire un café. Il ne retourna pas s'enfermer dans son bureau. Il alla s'asseoir sur un coin de table dans l'open space, là où il ne gênait personne, mais où il voyait tout le monde.
Et il commença à noter. Non pas ce qu'il voulait voir, mais ce qui était.
Sam : 3 appels ce matin. Ton de voix tendu. Semble chercher des infos qu'il ne trouve pas.
Clara : Ne lève pas la tête de son écran. Efficace, mais isolée. Personne ne lui parle.
Réunion de 10h : Thomas a coupé la parole à Claire deux fois. Claire s'est tue.
Il remplissait les pages. Chaque note était une pièce du puzzle qu'il ignorait jusqu'alors. Il n'était plus un manager qui courait dans le vide. Il était en train de construire les fondations de sa future stratégie.
[A suivre ]